Blister Dreams #1 : The Swimmer

Alors là, normalement, pour bien faire, je débarque avec deux blondes pulpeuses – une sous chaque bras. Dans ce faux direct qu'on n'ose plus depuis belle lurette, je lance un regard face-caméra, et hèle l'assistance ainsi que les téléspectateurs : “Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bonsoir et bienvenus dans BLISTER DREAMS !”.
Puis, disons que le monteur place un ambitieux “jumpcut” comme on dit quand on s'y connaît un peu, qu'on “touche”. Subtile manoeuvre pour épargner aux spectateurs ce moment où j'erre maladroitement dans mes appartements personnels à la recherche de ce maudit DVD, comme beaucoup d'autres encore SOUS BLISTER, et ne se doutant certainement pas qu'il s'apprêtait à respirer, une fois libéré, l'air vicié de mon salon. Il avait été négligemment posé sur cette étagère Billy depuis si longtemps qu'il n'avait rien vu venir. Certes pas super-à l'aise dans cette étroite capote intégrale, il commençait à s'y faire, à cette vie de DVD oublié. Ses voisins étaient plutôt sympas (un Bergman, La folle journée de Ferris Bueller), il avait une belle vue sur la rue... Que demander de plus ?
Mais voilà, il faut croire que son heure était venue – et, bon, j'avais des lignes à remplir sur mon nouveau blog. Alors pas de bol, c'est tombé sur toi, The Swimmer de Frank Perry !


Je me souviens, je t'avais acquis de haute lutte à la Fnac de ma ville, tu venais d'avoir été réédité. Ils avaient parlé de toi dans un numéro des Inrocks entièrement consacré à Isabelle Huppert – ou Charlotte Rampling, je n'sais plus. C'est amusant, je n'sais pas trop pourquoi, j'ai toujours confondu les deux actrices. Elles n'ont pourtant pas du tout le même genre de filmographie, ni de caractère semble-t'il ; elles se ressemblent à peine en fait. Serais-je fou à enfermer ?... Mais bref, Les Inrocks, grands seigneurs, avaient laissé les clés du magazine à Isabelle ou Charlotte – ils avaient préféré la désigner de la ronflante appellation "rédactrice en chef", fonction qu'elle occupait du coup sur l'intégralité de ce numéro spécial, la veinarde. C'était plutôt chouette à feuilleter, et Isabelle, oui, mettons que c'était elle (d'autant que cela m'arrange en vue d'un article à venir), faisait preuve d'un goût pointu et raffiné. Si mes souvenirs sont exacts, elle semblait particulièrement attirée par les oeuvres peu célèbres (ces fameux trésors cachés ou autres merveilles oubliées).

Au rayon cinéma, elle avait retenu, mais oui : The Swimmer, avec Burt Lancaster et réalisé par Frank Perry !
Enfin, si comme moi vous daignez libérer de sa cage de blister le DVD du film, vous comprendrez, à la vision des bonus, et en faisant preuve, comme moi encore, d'un minimum d'abnégation en posant deux-trois clics sur l'internet, que le statut de réalisateur ici attribué à Frank Perry est très relatif : Perry a, certes, porté le projet quatre longues années durant, adaptant pour l'écran, avec sa femme Eleanor, ce qui était au départ une courte nouvelle de John Cheever (également nommée The Swimmer), et galéré comme un galérien pour trouver un producteur ; mais après quelques tensions, notamment survenues avec Lancaster, star mais également l'un des producteurs du film, certaines scènes ont été tournées par Sidney Pollack, alors tout jeune cinéaste. 
L'armoire à glace hollywoodienne (Burt) tenait sa prestation dans The Swimmer comme son rôle le plus important. Ce qui corroborerait les théories cinéphiles selon lesquelles le film serait en fait une oeuvre de Burt Lancaster.
On notera au passage que dans la nouvelle, il est question, tiens donc, d'une ville nommée Lancaster...

Quelle que soit la vérité concernant son tournage, Burt a de quoi être fier de The Swimmer. Dès les premières minutes, on est saisi, et l'on comprend qu'il ne s'agit pas d'un film comme les autres : ce type, ("Neddyyyyy !") Merril, débarque, tel Benjamin Pavard, littéralement de nulle part – enfin non, techniquement, exclusivement vêtu d'un maillot de bain old-school, il sort d'une forêt, et déboule sur la propriété cossue de riches amis dont la terrasse offre une vue superbe sur une vallée lambda et... Mais je ne devrais peut-être pas raconter tout cela. Je crois qu'il est mieux d'en savoir le moins possible sur le film, afin de profiter à plein de l'étonnement, des surprises dont il recelle à foison tant il est un Objet Filmique Non Identifié.

Si cela ne vous fait pas peur, si vous vous en fichez royalement – et si vous n'êtes pas encore lassé de ma prose – , [ATTENTION DIVULGÂCHEURS] je poursuis malgré tout :

Il y a quelques années, après une petite tournée des bars entre amis, j'ai décidé d'emprunter une sorte de voie parallèle, un itinéraire bis. Plutôt que d'encore une fois rentrer par le même chemin, sans doute déshinibé par l'alcool, je me résolvai à traverser les cours d'immeubles, à gambader dans les jardins résidentiels. Un sourire béat comme marqué au fer rouge sur mon visage, j'escaladai les murs râpeux et autres barrières en PVC. Tentant de ne pas trop dévier de cette ligne droite imaginaire, je pensais rejoindre mes modestes appartements en un temps record et avec un plaisir décuplé. Après moults chutes, éraflures, et lacérations diverses de mes vêtements, je regagnai finalement le macadam des rues, et le sempiternel chemin habituel.

Figurez-vous que c'est à peu près la même envie qui étreint Ned Merrill dès le tout début du film (The Swimmer, plus ou moins de Frank Perry, avec Burt Lancaster, tout ça...). 



Ce vieux Ned, trinquant vite fait en maillot de bain juste après avoir, tout de même, pour la forme, et malgré ses 50 ans bien tassés, réalisé un excellent 6"78 sur la longueur de la piscine de ses hôtes d'apéro, scrute alors (Cf. la photo ci-dessus), un brin rêveur, l'horizon boisé ; tel un poète en transe, il lance, en gros, si mes souvenirs sont bons : "Mais oui, je vais rentrer à la maison en passant par toutes les piscines des fastueuses villas de nos amis. JE VAIS RENTRER A LA NAGE" (bien entendu cela rend mieux en anglais : "I'M SWIMMING HOME", mais bon). Il n'ommettra pas de baptiser sa géniale trouvaille : la Lucinda River, du nom de sa femme. 
Sous le regard médusé de ses amis (et des spectateurs), il se lance alors dans la descente de ce tumultueux cours d'eau...



Je tiens à vous présenter, avec un léger retard, mes excuses quant à l'emploi, plus haut, de cette expression vue, revue, et re-revue ("O.F.N.I.") ; mais il est difficile de trouver autre chose pour qualifier ce film qui, comme peu d'autres, marquent durablement le spectateur.
Moi par exemple, le film m'a tant affecté que... Autant l'avouer dès maintenant : j'ai un peu triché. J'ai libéré le DVD de The Swimmer il y a bien longtemps ; quelques jours à peine après l'avoir acheté, en fait. 
J'y pense très souvent, et pour débuter cette série BLISTER DREAMS, je n'ai pu m'empêcher d'attaquer par Le Plongeon (le nom un brin moins chic de The Swimmer en français) – il est vrai, aussi, que ma compagne ne montra que peu d'enthousiasme lorsque je proposai de déballer Bikini Bandits : Experience, pourtant oublié sur l'étagère depuis 8-10 ans, facile.

- Je peux tout expliquer ! J'étais jeune et heu, très très cinéphile quand je l'ai acheté celui-là... Et oui, non, c'est pas super-féministe comme film, je sais... Mais regarde, y a Dee-Dee Ramone des Ramones qui joue dedans, allez heu, visionnons-le !...

J'étais très fatigué à cette période, car je travaillais à des heures indues, me livrant à des tâches harrassantes. C'est ainsi, dans ces conditions de fatigue extrême, cet état second, halluciné, pareil à celui qui habite Neddy lors de la dernière partie du film, que j'ai pour la première fois visionné The Swimmer
Car, sans pour autant trop en dire, sachez que l'allègre promenade de Ned va se transformer en lente agonie. Et ce n'est pas seulement parce que quelques-uns de ses prétendus amis ne goûtent guère qu'un type en slip se jette, sans prévenir et en les saluant à peine (impoli !), dans leur piscine à l'eau bleue des mers du Sud. 

Sorti en 1968, soit peu avant la (nouvelle) vague du Nouvel Hollywood, avant les Easy ridersVanishing PointMacadam à deux voies, ou tous ces films (chéris) au ton contestataire des révoltées années 70, The Swimmer en contient les racines subversives et désespérées –  ainsi que leur fin bouleversante. 
Mais ici, on souhaite moins outrer l'establishment, qu'outer la déliquescence d'une certaine bourgeoisie. Ouais.
Malgré un départ en fanfare, Ned Merril finit par littéralement errer à travers cette bonne société américaine des 60's. 
En vieux beau de base, il en oublie sa femme (à qui il vient pourtant de donner, je le rappelle, le nom de cette rivière fantasmée), et draguouille la charmante mais très (très) jeune fille d'une famille d'amis. Il tentera aussi, et de façon pitoyable, de reconquérir sa maîtresse (enfin, Neddy ?!). Totalement habité par son rêve éthéré, il oublie, ben oui, la réalité. 

Aux vues des pérégrinations de Ned, ses balades bucoliques (et liquides) chez les nantis du Connecticut, on pense aussi, bien sûr, aux films de Sofia Coppola, où poind souvent l'ennui bourgeois (et en particulier à Virgin Suicides ; ou à Somewhere pour la présence fréquente de piscines au casting...).



On pariera d'ailleurs, oh oui, que The Swimmer constitue une éternelle source d'inspiration pour la fille de Francis Ford.
On songe aussi, en passant – ou peut-être n'est-ce que moi –à Swimming Studies de Lehanne Shapton (qu'il faudra que je termine un jour...), subtil journal de souvenirs aquatiques fait de textes, de photographies et de dessins.



Puisqu'on parle de littérature, ce n'est pas pour frimer ou me la raconter, mais après l'avoir vu pour la première fois, encore sous le choc, je me suis procuré –  d'urgence – le livre contenant la nouvelle de John Cheever (parue à l'époque dans le mythique New Yorker) dont le film est tiré. Je l'ai même lu en anglais.
Sur levraimarcelramirez.com, on est sérieux et on travaille d'arrache-pied. Ainsi, j'ai même re-relu la nouvelle avant d'écrire ce texte.

The Swimmer (la nouvelle) est moins dérangeante que The Swimmer (le film), mais toute aussi belle et désespérée.

"Il lui semblait voir — avec l’œil d’un cartographe — l’enfilade de piscines, le cours d’eau presque souterrain qui s’arquait au travers du comté. Il venait de faire une découverte, une contribution à la géographie moderne..."

C'est assez beau, non ? 


J'ai beau y repenser, je n'saurais dire si Burt/Ned s'y prend avec plus de classe et d'élégance que moi-même, cette nuit-là, au milieu des cours d'immeubles et des jardins privés ; je crois en tout cas que c'est à votre tour de contempler, impuissants, son inéluctable dérive sur la rivière Lucinda...

Commentaires